The New Yorker a pu s’entretenir assez longuement avec Shigeru Miyamoto, actuellement occupé avec la zone thématique Super Nintendo World, mais qui garde évidemment un pied dans la création de jeux vidéo en tant que directeur créatif chez Nintendo. Dans cette interview (que vous pouvez consulter dans son entièreté sur le site de l’hebdomadaire), il parle de son rapport aux jeux vidéo, de l’impact de ceux-ci sur sa vie de famille, de la violence dans le medium, mais aussi de son futur comme de celui de l’entreprise pour laquelle il travaille depuis maintenant quarante-trois ans. Morceaux choisis et traduits par nos soins.
Le futur de Nintendo, et aussi celui de Shigeru Miyamoto
Vous travaillez chez Nintendo depuis maintenant quatre décennies. Qu’est ce qui vous donne encore envie d’aller au bureau ?
Shigeru Miyamoto : C’est moins l’environnement de travail qui me donne envie d’y aller mais plus le fait que, tout au long du week-end, je passe encore beaucoup de temps à penser aux jeux. Quand arrive le lundi, je suis très content d’être de retour au travail. C’est pourquoi j’envoie parfois des mails durant le week-end, ce que les gens n’apprécient pas toujours.
Super Mario Bros. a trente-cinq ans cette année. La moitié d’une vie. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Shigeru Miyamoto : Peu après que Super Mario soit devenu célèbre, quelqu’un m’a dit que j’avais atteint le statut de Walt Disney. Je me rappelle avoir répondu que, à l’époque, Mickey Mouse avait plus de cinquante ans, alors que Mario n’était là que depuis deux ou trois ans. Il y avait donc beaucoup de retard à rattraper. Je crois que la qualité de quelque chose s’apprécie à l’aune du fait que l’on y pense encore plusieurs décennies après sa création. Walt Disney n’a pas créé tout ce que Disney a sorti, mais cette idée qu’une entreprise puisse créer des symboles si durables – c’est quelque chose que j’admire. Nous en sommes maintenant au point où les gens qui ont joué avec les personnages Nintendo en étant enfants y jouent maintenant avec leurs propres enfants. Cette longévité est spéciale.
Vous avez parlé plus tôt de Walt Disney et de son héritage. Quelles sont vos ambitions à ce moment de votre vie et de votre carrière ?
Shigeru Miyamoto : Du point de vue du business de Nintendo, l’idée principale est de créer une harmonie entre le hardware et le software. Cela nous a pris environ dix ans, mais j’ai le sentiment que la jeune génération de créateurs est finalement capable de défendre ce principe fondamental. Pour ma part, j’essaie simplement de continuer à faire ce qui m’intéresse. Nintendo s’est étendu jusqu’à de nouveaux domaines de conception, comme celui des parcs à thème, sur lequel j’ai travaillé. Quand on y pense, le design pour un parc à thèmes est similaire au design pour un jeu vidéo, bien que le processus se concentre plus sur le hardware. Dans un sens, je suis à nouveau un amateur. Mais, au fur et à mesure que ces rides deviennent de plus en plus interactifs, notre expertise peut être utilisée à bon escient. Cette application de notre expérience dans de nouveaux contextes pourrait se révéler l’une des activités les plus intéressantes des années qui me restent.
J’aimerais revenir à cette comparaison avec Willy Wonka. Dans “Charlie et la chocolaterie”, Wonka organise une compétition dans le but secret de trouver quelqu’un avec les qualités nécessaires pour le remplacer. Je ne suggère pas que vous cherchez un remplaçant. Mais Nintendo existait bien avant que vous ne soyez né et, j’en suis sûr, continuera à exister bien après que nous ne soyons partis. Quelle est la qualité que Nintendo doit protéger afin de rester Nintendo ?
Shigeru Miyamoto : Le fait que l’entreprise ait gagné de plus en plus de concurrents au fil des années nous a permis de réfléchir profondément sur ce qui faisait de Nintendo Nintendo. Shuntaro Furukawa est actuellement dans sa quarantaine, et Shinya Takahashi dans sa cinquantaine ; nous arrivons au point où nous sommes assurés que l’esprit de Nintendo est correctement transmis. Je n’ai plus à m’en inquiéter, désormais. Maintenant, je me concentre sur le besoin de trouver de nouvelles expériences. Cela a toujours été ce qui m’a intéressé et excité dans ce medium : non pas perfectionner le vieux mais découvrir le neuf.
Sur le rapport des enfants au jeu vidéo
Avez vous des enfants ou petits-enfants ?
Shigeru Miyamoto : Oui, j’ai deux enfants et un petit-enfant.
Durant le confinement, des millions de parents ont eu à s’assurer que leurs enfants gardent une relation saine au jeu vidéo – ne pas jouer trop longtemps, et caetera. Comment gérez-vous cela avec vos propres enfants ?
Shigeru Miyamoto : Les enfants ayant l’impression de ne pas pouvoir s’arrêter de jouer car le jeu est trop amusant – c’est une sensation que je peux comprendre et pour laquelle j’ai de la sympathie. Il est important pour les parents de jouer eux-mêmes, pour comprendre pourquoi les enfants ne peuvent pas arrêter avant d’avoir atteint le point de sauvegarde, par exemple. À propos de mes propres enfants, j’ai toujours été chanceux car leur rapport au jeu vidéo était sain. Je n’ai jamais eu à les restreindre ni à les empêcher de jouer à certains titres.
Il est important de noter que, dans notre maison, toutes les consoles m’appartenaient, et que mes enfants comprenaient qu’ils ne faisaient que mes les emprunter. S’ils ne suivaient pas les règles, il y avait cette compréhension tacite que je pouvais juste leur enlever la machine [rires]. Quand il faisait beau, je les encourageais tout le temps à jouer dehors. Ils ont joué à plein de jeux Sega, au passage.
Vraiment ? Vous n’étiez pas jaloux qu’ils jouent à des titres de la concurrence ?
Shigeru Miyamoto : [Rires] J’étais moins jaloux qu’inspiré à faire encore mieux, afin qu’ils préfèrent les jeux que je créais.
Quels sont les jeux Sega qu’ils appréciaient ?
Shigeru Miyamoto : Ils aimaient les jeux de course. Out Run. Ils ont aussi beaucoup joué à Space Harrier.
Tiens, l’autre jour, j’ai eu la chance de pouvoir jouer avec mon petit-fils. Il jouait à un jeu Nintendo nommé Captain Toad, et ses yeux brillaient ; il était à fond dans cette expérience. Je peux donc comprendre pourquoi un parent pourrait s’inquiéter de l’immersion de son enfant dans un jeu. Mais, dans mon game design, j’essaie toujours d’encourager une relation parent/enfant qui soit fondamentalement nourrissante. J’aidais mon petit-fils à naviguer le monde en 3D du jeu, et je pouvais voir la structure en 3D se construire dans la tête de cet enfant de cinq ans. Je me suis dit : “cela pourrait l’aider à grandir”.
Sur l’addiction et la violence dans le medium
Je crois en les jeux vidéo en tant que medium, et je suis convaincu qu’ils peuvent nous dire des choses sur nous-même que ne peuvent pas la littérature et les films. Mais il y a aussi une part de moi qui reconnaît qu’ils peuvent occuper un peu trop d’espace dans la vie de certains. Ils sont exigeants et attirants ; l’obsession qu’ils inspirent peuvent évincer des choses importantes. Votre travail, en général, est de maintenir l’engagement des joueurs. Sentez-vous parfois la contradiction entre ce rôle et la responsabilité d’offrir au monde des choses qui ne font pas du mal aux gens ?
Shigeru Miyamoto : Il est assez difficile de créer un jeu que le joueur peut quitter n’importe quand. Les êtres humains sont motivés par la curiosité et l’intérêt. Quand nous rencontrons quelque chose qui inspire ces émotions, il est naturel de devenir captivé. Ceci étant dit, j’essaie de m’assurer que rien ne fasse perdre leur temps au joueur, ne leur fasse faire des choses qui ne sont ni productives ni créatives. Je peux, par exemple, éliminer des scènes qu’ils ont déjà vu ailleurs ou des clichés, ou travailler à réduire les temps de chargement. Je ne veux pas voler du temps aux joueurs en introduisant des règles inutiles et ainsi de suite.
La chose intéressante avec un média interactif c’est qu’il permet aux joueurs de s’investir dans un problème, de trouver une solution, d’essayer cette solution, et de constater les résultats. Puis ils peuvent retourner au stade de la réflexion et commencer à penser à leur prochain coup dans leur tête. Voici la vraie toile sur laquelle nous dessinons – pas l’écran. C’est quelque chose que je garde toujours en tête en concevant des jeux.
C’est très bien dit.
Shigeru Miyamoto : Cette idée sur le fait de ne pas perdre de temps, c’est aussi quelque chose auquel j’essaie de penser durant le processus créatif. J’essaie de réduire au maximum le temps passé sur du travail de routine au bureau et d’augmenter le nombre de nouvelles expériences que nous avons pendant la création.
Que changeriez-vous dans le monde, si vous pouviez le designer ?
Shigeru Miyamoto : J’aimerais faire en sorte que les gens soient plus attentionnés et plus gentils envers leur prochain. C’est quelque chose auquel je pense souvent en vieillissant. Au Japon, par exemple, nous avons des sièges prioritaires dans les trains, pour les personnes âgées ou en situation de handicap. Si le train est plutôt vide, vous verrez parfois des jeunes assis sur ces sièges. Si je faisais une remarque, ils me répondraient : “mais le train est vide, quel est le problème ?”. Mais si j’étais handicapé et que je voyais ces gens assis ici, je pourrais ne pas avoir envie de leur demander de se déplacer. Je ne voudrais pas les embêter.
J’aimerais que nous soyons bienveillants de toutes ces petites façons. S’il y avait une façon de concevoir le monde pour décourager l’égoïsme, je ferais ce changement.
Il y a une histoire à votre sujet qui a été énormément partagée, dernièrement. C’est à propos du jeu Goldeneye pour la Nintendo 64, basé sur le film de James Bond. Le réalisateur du jeu, Martin Hollis, m’a dit que, quand vous l’aviez testé pour la première fois, vous aviez exprimé de la tristesse au vu du nombre de gens sur lesquels James Bond tire, et lui avez suggéré de faire en sorte que le joueur visite ces victimes à l’hôpital durant les crédits. C’est une belle histoire qui en dit long sur la personne que vous êtes et votre vision des jeux vidéo. Comment vous sentez-vous quand vous voyez que ce medium est dominé par les armes et les fusillades ?
Shigeru Miyamoto : Je crois que les humains sont naturellement faits pour ressentir de la joie quand nous envoyons une balle et que celle-ci touche sa cible, par exemple. C’est la nature humaine. Mais, quand on parle de jeux vidéo, j’ai une réticence à me concentrer sur cette simple source de plaisir. En tant qu’être humains, nous avons une infinité de façons de nous amuser. Dans l’idéal, les game designers les exploreraient toutes. Je ne crois pas qu’il soit nécessairement mauvais que des studios soient concentrés sur cette simple mécanique, mais ce n’est pas bon que tout le monde fasse la même chose parce que c’est ce qui se vend. Ce serait formidable que les développeurs trouvent de nouvelles façon de susciter la joie des joueurs.
En plus de ça, je suis aussi réticent face à l’idée que ça soit OK de simplement tuer tous les monstres. Même les monstres ont un mobile et une raison d’être ce qu’ils sont. C’est quelque chose auquel j’ai beaucoup pensé. Mettons que vous ayez une scène dans laquelle un navire de combat coule. D’un regard extérieur, cela pourrait être le symbole d’une victoire dans une bataille. Mais un réalisateur ou un écrivain pourrait changer la perspective et nous montrer les gens sur le bateau, pour permettre au spectateur de constater, en gros plan, l’impact humain d’une telle action. Ce serait bien si les créateurs de jeux prenaient plus de mesures pour changer cette perspective, au lieu de toujours montrer des scènes sous l’angle le plus évident.